Elle faisait pousser l’herbe
aux gueux, des clématis vitalba, tout autour des bâtiments,
arrachait les fleurs, échevelées et argentées, pour préparer des
potions qu’elle laissait macérer dans des bouteilles opaques ;
elle récupérait le liquide à l’aide d’un vide-bouteille,
l’offrait à ses invités une fois par an ; ivres, ils
s’embarquaient dans sa danse ; pour le sabbat rassemblés, en
douce, ils se laissaient séduire par le désordre de sa chevelure
rousse, qui se mélangeait furtivement aux corps en sueur. Les poules
étaient lâchées, ils venaient tous pour oublier, pour retrouver
son parfum à la vigne blanche, se laisser transporter… Au petit
matin elle partait, seule, les laissait tous rentrer ; personne
n’a jamais vu son visage le jour.
Les hommes, malades, venaient
lui rendre visite quotidiennement, au coucher du soleil. Elle
recouvrait leurs corps avec des bandelettes de papier interminables,
sur lesquelles elle écrivait. Ils retrouvaient ainsi leur origine,
le bonheur d’être emmailloté. Á chaque remède correspondait un
texte particulier.
Elle plaçait parfois des
œufs autour des corps, pour les protéger, les aider à retrouver
leur énergie originelle, celle de ce premier cocon ; elle
envoûtait les esprits avec ses mots. Tous reconnaissaient ses dons
de guérisseuse.
La légende dit aussi qu’elle
envoya jusqu’à sa mort des lettres sous forme de phylactères à
l’homme qu’elle n’a jamais pu sauver, qu’elle avait
aimé ; elle s’entêtait incessamment à le sauver par ce
courrier. Elle disait que ces kilomètres
de texte sans réponse étaient sa raison d’être.
J’ai passé mon enfance dans
cette ferme, j’ai été imprégnée par cette légende.
Nos poules sont rousses, mes
cheveux aussi. J’ai regardé les vaches
offrir leur pitance quotidiennement dans ce lieu d’histoire, de
mémoire, de travail, dans ce lieu étrange, de fabrique pour
l’imaginaire.
Un jour, j’ai découvert des
visages féminins qui apparaissaient au coin des ombres de mes
photographies, j’ai été étonnée de ne pas me reconnaître
lorsque je portais mes sculptures, dans ce lieu. Mon corps a pris peu à peu les
allures de cette femme, sorcière bienfaitrice, elle revient en moi à
travers ma création, revit-elle à travers le souffle haletant de ma
respiration ?
Je me suis identifiée à cette
femme, j’ai trouvé des indices sur sa présence. Ma création fait revivre ses
traces, son corps, je tente de trouver un remède au monde grâce à
ses formules… Et si ces enveloppes
corporelles faites de bandelettes, ces sculptures aériennes, ces
sortes de pierres fragilisées, mais dressées quand même, ces
formes monolithiques étaient comme des intermédiaires entre toi et
notre monde, si c’était ta manière de revenir, ma manière de me
trouver, de te retrouver ?